Les réseaux sociaux ont chamboulé profondément nos conditions d’accès à l’information. Les Français s’informent beaucoup sur les plateformes et les réseaux sociaux (à 28 % derrière la télévision) ; mais chez les jeunes, les moins de 35 ans, c’est la première source d’information à 47 % (Ifop, 2019). Particularité de ces médias sociaux, chaque utilisateur est à la fois consommateur et producteur d’information. D’où l’inflation des contenus informationnels disponibles sur Internet.
Pour y mettre bon ordre, ces plateformes ont recours aux algorithmes, soit un ensemble d’instructions permettant d’automatiser des décisions. “Si une personne présente telle caractéristique, alors je lui propose tel type d’information”, résume Jérôme Duberry, enseignant chercheur à l’Université de Genève, en charge du projet “intelligence artificielle et participation citoyenne”. Autrement dit, les contenus proposés sur ces pages de manière a priori aléatoire sont en réalité dictés par une série de paramètres définis par ces entreprises, tels que vos choix d’abonnements, vos amis… à savoir l’ensemble des informations collectées à votre sujet. De quoi opérer un premier “tri” ou “filtre” entre les utilisateurs et la quantité réelle d’information disponible.
À chaque surfeur son Internet
Mais les bulles de filtre ne sont pas l’apanage des réseaux sociaux, elles se forment également sur les moteurs de recherche. Une fois encore, l’algorithme est au cœur de ce phénomène. Chaque internaute se voit proposer par les moteurs de recherche comme Google des résultats “basés sur le passé”, c’est-à-dire sur les contenus précédemment consultés “en les comparant aux résultats de milliers d’autres utilisateurs”. Objectif pour ces entreprises : maximiser l’engagement des individus, en proposant des contenus qui sont le plus susceptibles d’attirer leur attention, et ainsi augmenter leurs revenus publicitaires.
Un phénomène que Jérôme Duberry aime décrire par cette métaphore : “C’est comme s’il y avait une personne devant la bibliothèque de votre université qui vous arrêtait pour vous poser une série de questions sur vous, avant de vous donner accès à un nombre limité de livres. Le tout sans jamais vous laisser voir l’ensemble des ouvrages disponibles et sans que vous sachiez sur quelle base cette décision a été prise.”
Pour Tristan Mendès France, maître de conférence associé à l’Université de Paris, spécialiste des cultures numériques, les bulles de filtre symbolisent donc “l’enfermement informationnel dans lequel se trouve chaque internaute lorsqu’il accède à l’information via les réseaux sociaux”.
Un défi pour nos démocraties
Certains chercheurs s’alarment des conséquences néfastes des bulles de filtre sur le bon fonctionnement de nos démocraties. Pour eux, même s’il est difficile à mesurer, les algorithmes auraient un impact sur la polarisation de nos sociétés, en favorisant les contenus allant dans le sens de nos idées. Résultat, nos convictions préexistantes se renforcent, puisque nous sommes de moins en moins confrontés aux opinions différentes des nôtres.
Pour Jerôme Duberry, ces bulles de filtre vont jusqu’à “poser la question de la valeur d’un vote”. “Aujourd’hui, on donne beaucoup de poids au vote, basé sur l’opinion”, poursuit-il, “mais l’opinion de l’individu est la cible d’un nombre impressionnant de techniques et d’intérêts”.
Autre effet, les algorithmes font la part belle aux opinions les plus radicales sur Internet. Cette technologie étant aveugle au contenu, c’est sur la base du temps de consultation d’une vidéo, dans le cas de YouTube, qu’il juge de sa future visibilité.
Or, comme le souligne Tristan Mendès France, “les vidéos ne sont véritablement lues en entier que par les internautes les plus militants, ou les plus engagés”. En conséquence, ces plateformes donnent une “survisibilité” aux contenus a priori marginaux. De quoi rendre moins visibles les contenus plus nuancés ou équilibrés, voire l’information vérifiée. Que deviennent alors les valeurs de débat de confrontation à l’altérité, de développement de l’esprit critique par contact avec d’autres points de vue, si vous ne surfez plus que sur des vagues numériques déjà vues ?
Comment sortir de sa bulle, d’urgence
Si les bulles de filtre sont devenues un enjeu réel pour le bon fonctionnement de nos démocraties, alors comment les faire exploser ?
Aux États-Unis, la fronde contre les algorithmes s’organise. Une proposition de loi demandant aux plateformes de cesser la personnalisation des résultats de recherche sur Internet a été déposée au Sénat. Un changement en partie déjà opéré par Twitter. Depuis 2018, le réseau à l’oiseau bleu a introduit une fonctionnalité permettant de choisir entre un fil d’actualité personnalisé et une suite de tweets affichés dans l’ordre chronologique.
Plus globalement, pour lutter contre les effets indésirables de ces algorithmes, Jérôme Duberry recommande de changer soi-même ses modes de consommation en ligne. “Si on a l’habitude de lire Libération”, conseille-t-il, “eh bien il faut aller consulter Le Figaro !”
Car l’enseignant chercheur le rappelle, les algorithmes sont des technologies qui apprennent et s’adaptent en permanence. Chaque internaute peut ainsi sortir de sa bulle, en faisant lui-même le choix de la pluralité de l’information.
De son côté, Tristan Mendès France tente de lutter contre la haine en ligne avec Ripost (un projet lancé par l’Observatoire du conspirationnisme). Ripost repose sur des campagnes de mots clés toxiques sur les moteurs de recherche, afin que ceux-ci renvoient à des contenus pédagogiques.
Et puis, il y a des initiatives innovantes pour percer la bulle : un grand média traditionnel présent sur la télévision, le Web et les réseaux sociaux, comme France 24, fait ainsi alliance avec une vingtaine de médias européens dans Europe Talks pour mettre en contact des dizaines de milliers de citoyens. L’algorithme est programmé à l’inverse de ceux qui fabriquent du renforcement idéologique : il vous met en contact avec des points de vue diamétralement opposés au vôtre… Alors cliquez ici pour sortir de votre zone de confort et de votre bulle.